14 novembre 2025
Le mur de la dette, une notion plus prégnante dans la dette privée que dans l'obligataire...
Pendant des années, la dette privée a servi de substitut à l’obligataire. Elle offrait – et encore pas toujours - quelques points de base supplémentaires, finançait des entreprises non présentes sur les marchés publics pour des raisons de taille, de confidentialité, ou parfois de qualité, et promettait surtout une absence de volatilité, ce qui à l’époque des taux zéro, de la crise de 2020 ou de la hausse des taux de 2022 était un argument massue pour de nombreux investisseurs et commercialisateurs de produits, alors même que cette absence de volatilité n’était que le corollaire de l’absence de liquidité ! Étonnant argument que de remplacer un défaut majeur en avantage mais c’est bien tout le propre du marketing… Ainsi, généralement dans la dette privée, tant qu’une entreprise ne faisait pas défaut, le principal restait valorisé à 100. C’était simple, confortable, et flatteur pour les portefeuilles.
La majorité des prêts sont conclus sur des maturités de 3 à 7 ans, typiques des financements LBO, et une grande partie du marché de la dette privée en circulation actuellement a été constituée en 2020 et 2021, quand l’abondance de liquidité et les taux zéro rendaient le segment particulièrement attractif. (Dès 2022, alors que les taux ont bondi, l’intérêt des grands investisseurs institutionnels s’est asséché au profit des obligations, qui, parce qu’elles sont valorisées au jour le jour, devenaient beaucoup plus attractives…) À l’époque, quelques dizaines de points de base de rendement supplémentaire suffisaient à convaincre. Pendant plusieurs années, rien ne laissait apparaître de tension : pas de cotation, pas de spreads, pas de volatilité. Mais la réalité finit toujours par revenir. Les entreprises doivent désormais se refinancer dans un environnement radicalement différent : hausse des taux, ralentissement économique, pression sur les marges et évolution des modes de consommation. Et sans cotation quotidienne, l’alerte arrive tard, parfois trop tard.
Les exemples récents sont explicites comme Tricolor ou First Brands, équipementier automobile largement financé par la dette privée, qui a déposé le bilan avec plus de 10 milliards de dettes. Renovo, soutenue par des gestionnaires comme BlackRock et Apollo, a vu sa valorisation passer de 100 % à zéro en quelques semaines ((https://www.lesechos.fr/finance-marches/gestion-actifs/blackrock-connait-un-nouveau-deboire-dans-la-dette-privee-2197959). Ces défaillances ne sont pas isolées : elles reflètent les tensions d’un segment qui a vite grossi et avec moins de gardes-fous que sur les marchés obligataires publics, couverts par de multiples analystes, banques d’investissements, gérants d’actifs, brokers et autres bureaux de recherche, diversité propre à exercer un contrôle plus exhaustif des comptes et des risques de telle ou telle entreprise. Ainsi, les faillites et fraudes sont-elles aussi plus difficiles à détecter pour un seul établissement prêteur que pour un « marché multipartite » comme l’évoque la fraude récente de Broadband qui a affecté BNP et Blackrock : https://www.lesechos.fr/finance-marches/banque-assurances/bnp-paribas-et-blackrock-victimes-dune-fraude-a-500-millions-de-dollars-2196015. Notons aussi qu’il est probable que les banques de financement, lorsqu’elles proposent un prêt privé à des investisseurs extérieurs par le biais de leurs commerciaux puissent avoir la tentation d’être moins regardantes et moins strictes sur les covenants que lorsqu’elles arrangent le prêt pour leurs fonds propres… La désintermédiation bancaire que l’on a observée depuis la crise de 2008 a donc probablement pu se faire aussi avec une augmentation du risque sur les prêts en circulation, en particulier aux Etats-Unis où la réglementation est plus souple et les investisseurs plus adeptes de la prise de risque et des rendements élevés.
Le marché pèse désormais plus de 2 000 milliards de dollars, contre 260 milliards avant 2008. Les structures se sont sophistiquées, mais les faiblesses rappellent clairement celles des années 2000 : utilisation multiple des mêmes collatéraux, prêts dont les intérêts sont capitalisés (PIK), valorisations complaisantes, et montée en puissance d’acteurs qui prêtent avant tout pour déployer du capital qu’ils ont massivement collecté auprès d’abord des investisseurs institutionnels puis des réseaux privés croyant y voir un eldorado de rendement élevé pour aucune volatilité. Mais finalement le principe économique est le même que celui des CLO d’avant-crise, à ceci près que les bilans bancaires en sont désormais largement absents. Ce qui protège le système bancaire et évitera probablement une crise systémique mais expose désormais beaucoup plus l’épargnant. Et l’épargnant sera, lui, un sujet de préoccupation bien moins important pour les banques centrales qui seront sûrement plus enclines à lui laisser perdre ses économies qu’elles n’ont pu laisser les banques perdre les leurs à l’époque, sauvegarde du système financier oblige.
Ainsi, l’une des évolutions les plus marquantes est l’ouverture de la dette privée au grand public. Les fonds ELTIF en Europe ou les produits 401(k) aux États-Unis permettent désormais aux particuliers d’accéder à cette classe d’actifs autrefois réservée aux professionnels. Le discours commercial est bien rôdé : stabilité, économie réelle, faible volatilité. Mais dans un actif non coté, la volatilité n’apparaît pas : elle se matérialise brutalement lorsqu’un événement survient. Et l’absence de prix n’est pas l’absence de risque.
Ce paradoxe est désormais frappant : au moment où les grands investisseurs commencent à réduire leur exposition, ce sont les investisseurs privés qui entrent massivement, attirés par des promesses de rendement et de stabilité au moment même où les défauts commencent à émerger. Assez classique dans l’histoire des cycles financiers…
Nous noterons enfin un dernier point qui pourrait rendre les défauts de la dette privée plus significatifs que ceux des obligations : le manque de diversification de nombreux portefeuilles. Ainsi, sans doute parce que le sourcing et l’analyse sont beaucoup plus complexes et coûteux que dans le marché obligataire, dans lequel l’information est, par définition, publique et standardisée, nous avons souvent observé des portefeuilles relativement peu diversifiés d’une vingtaine à une cinquantaine de lignes, alors même que le risque embarqué par signature était équivalent à celui d’un portefeuille obligataire. Ainsi, les défauts coûteront-ils relativement beaucoup plus chers s’ils surviennent dans ce type de portefeuille alors que des portefeuilles obligataires contiennent généralement plutôt entre 100 et 200 émetteurs différents…
En résumé, la dette privée n’est pas un mauvais instrument. Elle est simplement redevenue ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : du crédit risqué, illiquide, opaque, dont la performance apparente masque des fragilités structurelles. Le système financier est plus résilient qu’en 2008, car les banques ne portent plus ces risques ; l’épargne, en revanche, est plus exposée. Et comme souvent en finance, lorsque le rendement semble sans risque, c’est presque toujours le risque qu’on ne voit pas.
Matthieu Bailly