10 octobre 2025
Les valorisations seraient-elles aussi artificielles que la nouvelle "intelligence" qu'elles représentent ?
L’économie réelle commence à sérieusement tousser, même si les marchés financiers persistent à y voir un simple rhume. Des deux côtés de l’Atlantique, les indicateurs manufacturiers et industriels s’essoufflent. En Allemagne, la production industrielle s’est effondrée de plus de 4 % en août, plombée par un secteur automobile en chute libre de près de 20 % sur le mois. Outre-Atlantique, la Fed s’inquiète de plus en plus des risques pesant sur l’emploi, tout en restant inquiète sur l’inflation : elle baisse les taux d’un quart de point mais prévient qu’elle n’est “pas sûre d’en avoir fini” avec les hausses de prix...
Ce ralentissement, d’abord concentré sur les secteurs cycliques — l’automobile en tête —, menace maintenant de s’étendre. C’est dans ce contexte paradoxal que les marchés actions, persuadés que les banques centrales ne peuvent qu’assouplir davantage, continuent de grimper. Les allocations en actions montent, la part obligataire recule, atteignant ses plus bas depuis fin 2022, comme si le risque avait disparu par décret. L’euphorie est telle qu’un investisseur qui achète des actions européennes aujourd’hui parie sur une croissance 2026 déjà hypothétique, alors même que les chiffres de production ou d’emplois se dégradent. Plus l’économie ralentit, plus les valorisations grimpent. Nous pouvons revenir au traditionnel adage des marchés : « moins ça va, plus ça va », car les investisseurs imaginent que les banques centrales ont toujours des cartouches pour baisser les taux. C’est plutôt vrai aux États-Unis, où l’apparition d’une récession provoquerait sans doute des baisses de taux significatives complémentaires et où chaque dollar injecté se dirige relativement rapidement dans la consommation et l’investissement. C’est un peu moins vrai en Europe, où l’inflation est importée, où les taux sont déjà plus bas, où les baisses de taux anticipées sont déjà importantes et où le poids des dettes et des déficits budgétaires rend toute politique de relance mollassonne. Les seuls profitant réellement des injections de liquidités ou des baisses de taux sont les États surendettés, qui peuvent placer leurs obligations sans voir les intérêts d’emprunt peser trop lourdement sur leurs budgets. Les acteurs économiques réels restent, eux, étouffés par la pression politique, sociale, fiscale et par le manque de dynamisme économique.
Et sur le terrain, les fissures apparaissent. First Brands, équipementier automobile américain surendetté et chouchou des fonds de dette privée, s’est effondré dans le fracas habituel et soudain des structures opaques et des flux “innovants”. La société a déposé le bilan fin septembre avec plus de 10 milliards de dettes et un trou comptable de 2,3 milliards de dollars “disparus”. Comme d’habitude, les établissements les plus prestigieux et soi-disant les plus avancés techniquement, comme UBS (qui semble ici avoir hérité de quelques travers de Crédit Suisse…), Jefferies et autres s’y sont brûlé les doigts, via des créances affacturées ou des prêts non assurés. La leçon est connue mais rarement apprise : la dette privée n’est pas magique, ce sont juste des obligations sans notation ni liquidité et la faillite de First Brands rappelle que la frontière entre “Private Credit” et “High Yield” est souvent ténue.
Pendant que cette “vieille économie” souffre, la nouvelle affiche des couleurs éclatantes. Nous noterons tout de même que certains circuits semblent tourner en vase clos et qu’Open Ai et autres réalisent un chiffre d’affaires tout à fait limité au regard de leur valorisation mais se renvoient respectivement la balle avec de multiples annonces, montages financiers, partenariats, financements croisés, bons de souscription, et promesses à plusieurs centaines de milliards de dollars. On croirait relire les prospectus de la bulle Internet, avec les mêmes logiques d’intégration circulaire — Nvidia investit dans OpenAI, qui achète les puces Nvidia pour construire des datacenters censés justifier la valorisation de Nvidia ! Un écosystème parfait, fermé sur lui-même et financé par des anticipations de revenus à dix ans… Lorsque les taux étaient quasi nuls, ce genre de pari pouvait être opportun car ni le taux d’actualisation, ni le coût de la dette ou d’opportunité ne pesaient dans la balance… C’est tout à fait différent aujourd’hui et ce genre de pari pourraient se retourner massivement. La Banque d’Angleterre et le FMI ont d’ailleurs sonné l’alarme : les valorisations des entreprises liées à l’IA atteignent des niveaux excessifs, comparables à ceux de 1999.
Un contexte toujours favorable donc pour les valorisations et les performances, qu’elles soient actions ou obligataires. De notre côté, aucun changement car le supplément de risque nous semble toujours aussi peu rémunéré et un positionnement prudent, relativement court en duration et à la limite de l’Investment Grade (en moyenne) en crédit ne crée pas de différentiel significatif face à des positionnements beaucoup plus risqués mais pourrait s’avérer très payant en cas de stress, même léger.
Matthieu Bailly