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16 mai 2025
Le marché primaire repart, une opportunité ? Oui mais pour les emprunteurs !
Il semble loin le temps où les banques centrales pesaient si fort dans le jeu qu’elles permettaient aux investisseurs d’avoir une visibilité extrêmement claire de l’avenir… Et si la BCE et la FED, entre 2022 et 2023 semblaient assez sûres d’elles tant le sujet de l’inflation semblait le plus important à gérer et méritait une direction claire sur leur politique, la multiplicité des paramètres et leur volatilité les a poussés à se contenter d’une navigation à vue depuis plusieurs mois… Navigation à vue à laquelle mes marchés s’étaient déshabitués pendant près d’une décennie et qui se couple avec deux autres éléments de nature à accroître la difficulté des investisseurs à se faire une idée précise du juste prix, créant de facto une volatilité très forte :
- Les masses de capitaux en jeu depuis les quantitative easing généralisés de la décennie 2010 et post-covid
- Les sujets politiques et géopolitiques, dont les paramètres - quoique les analystes et autres économistes en disent car il faut bien qu’ils justifient leur travail - sont quasiment impossibles à entrer dans des outils de pricing de marché et de gestion de risque, et sont pourtant les plus lourds de conséquences depuis plusieurs mois : Ukraine, Moyen-Orient, guerre d’influence USA/Chine en cours et pouvant durer des décennies, perte d’influence et gesticulations européennes sur la scène mondiale…
- Volatilité forte des paramètres économiques, qu’il s’agisse des statistiques ou des perspectives et autres sondages, rendant les modèles de prix eux aussi très volatiles
Dans ce contexte, plus les obligations sont longues, puisque c’est le sujet qui concerne cet hebdo, plus elles peinent, depuis plusieurs mois, voire années, à offrir à l’investisseur un rapport rendement/volatilité correct – matérialisé par l’indicateur de Sharpe –, comme l’illustrent par exemple les variations du Bund Allemand sur les douze derniers mois, dont le prix a connu une amplitude de variation de près de 10 points, soit près de 7% sur le prix moyen sur la période, alors même que ce Bund offrait un rendement annuel de 2.4% annuel en moyenne… En d’autres termes, pour obtenir un rendement de 2.4% annuel, un investisseur aura dû subir des plus ou moins-values trois fois supérieures et plusieurs fois dans cette année… on est là bien loin du placement « tranquille »…
Sources : Amplegest, Bloomberg
L’obligataire est pourtant le lieu que les investisseurs choisissent généralement pour une certaine tranquillité qui ne va pas de pair avec ce type de comportement d’un actif.
En conséquence des trois facteurs cités plus haut, auxquels on pourra ajouter le besoin incompressible d’augmentation de l’endettement des Etats, a fortiori européens, pour la décennie à venir et qui devrait exercer une poussée à la hausse des taux d’intérêts souverains longs, nous pensons que ce phénomène de tôle ondulée, très négatif pour la performance ajustée du risque d’un portefeuille obligataire, va durer… Mais qu’il est toujours possible de s’y soustraire en privilégiant trois axes :
- Les corporates plutôt que les souverains : mieux gérés, ne pouvant utiliser l’endettement ad vitam et sans limite, ayant un horizon de temps plus cohérent avec celui des investisseurs que les évolutions politiques et géopolitiques, et offrant qui plus est une prime de rendement absorbant quelque peu la volatilité.
Les maturités courtes et intermédiaires plutôt que longues : si ni les banques centrales, ni les institutions, ni les managements d’entreprises (comme en témoignent les conférences de publications de résultats récentes) ne peuvent donner de vision claire sur l’avenir, pourquoi un investisseur qui prend en compte ces trois facteurs le pourrait ? De même, pourquoi prendre plus de risque en investissant sur du long terme (car investir à long terme plutôt qu’à court terme est bel et bien un risque complémentaire) alors que la rémunération est quasiment identique sur des maturités plus courtes ?
Source : Amplegest, Bloomberg
- Les entreprises les moins liées aux risques géopolitiques : pour citer un exemple, si la Chine peut-être pour un investisseur en actions, une opportunité d’investissement à très long terme car elle peut lui générer des plus values considérables au vu de sa prise de position dominante au sein du monde, un obligataire pourra rester à l’écart car les rendements des obligations chinoises n’offrent actuellement pas de rendement suffisant au regard des risques politiques, monétaires et géopolitiques actuels et qu’on pourra aisément trouver des alternatives aux rendements proches pour un risque plus facilement gérable par un investisseur européen.
- Enfin, mais nos lecteurs pourront dire que nous ne sommes pas très objectifs dans ce constat, nous continuerons de privilégier, dans ces conditions de marché, la gestion flexible à la gestion indicielle obligataire car elle permet justement d’opérer ces choix de maturité ou d’émetteurs alors qu’un ETF investira mécaniquement sur le gisement obligataire existant en fonction de la masse de dette présente sur le marché… Ainsi, plus un émetteur sera endetté en montant absolu, plus un ETF en achètera et plus les émetteurs emprunteront sur des maturités longues – ce qui signifierait que c’est rentable pour eux et non pour l’investisseur, c’est-à-dire que les rendements sont bas ou que la courbe est inversée – plus l’investisseur en ETF aura un placement long terme… Alors même qu’un investisseur sensé pourrait logiquement préférer des entreprises peu endettées et le point de courbe le plus rémunérateur pour lui et non le plus favorable pour son débiteur…
Dans ce contexte, nous voyons depuis quelques semaines fleurir le marché primaire obligataire corporate, après l’épisode de volatilité « Donald Trump » qui l’avait fermé pour quelque temps et il pourrait être tentant pour un investisseur de se positionner pour capter quelques primes ou trouver de nouvelles opportunités. Nous n’y sommes pas particulièrement favorables et ne nous positionnerons que sur une poignée d’émissions, pour plusieurs raisons :
- La fenêtre est particulièrement favorable aux émetteurs en termes de spreads de crédit sachant qu' après l’épisode de volatilité d’avril, ils sont revenus sur leurs plus bas alors même que la conjoncture et les perspectives sont néanmoins plus dégradées qu’elles ne l’étaient il y a quelques mois. Les flux ont été favorables au marché obligataire corporate ces dernières semaines et les emprunteurs savent en profiter.
- Beaucoup de ces émissions sont sur des maturités très longues et concernent des entreprises aux spreads de crédit limités, entre 50 et 100 points de base. Les entreprises d’infrastructures, d’utilities ou d’énergie sont légion sur ce segment et nous citerons cette semaine les émissions de Abertis à un spread de 235bps et un rendement de 4.75% au call 2030, l’émission Transdev à un spread de 90bps et un rendement de 3.054% sur une maturité 3 ans ou encore L’Oréal à 10 ans et un spread de 90bps. Dans le contexte de forte volatilité des taux longs évoqué en début d’hebdo, ce type de positionnement, même pour quelques points de base de prime, ne nous semble pas opportun, à moins d’être un investisseur institutionnel au passif très long et ne se préoccupant pas du mark to market.
- Une autre partie de ces émissions sont des emprunteurs opportunistes, aux métiers, à la qualité de crédit et aux spreads très volatiles et qui, bien conseillés par leurs banques d’affaires, empruntent généralement sur les marchés au moment le plus opportun pour eux, mais pas pour l’investisseur, qui pourrait avoir à supporter dans les mois à venir des déconvenues comme un avertissement sur résultat, une dégradation de rating, une hausse forte du spread de crédit et donc une baisse du prix de son obligation. Parmi ces émetteurs nous citerons notamment les émissions Valeo, AvisBudget ou Air France autant d’émetteurs dont les rendements peuvent évoluer de 5% de rendement dans les phases de marchés favorables à 8% ou 10% dans les phases plus adverses. Les rendements de leurs émissions de la semaine étaient plutôt proches de 5% et, entre un équipementier américain, un loueur de voitures américain et une compagnie aérienne dont la dette et les difficultés de restructuration font régulièrement la une des journaux, on ne peut pas dire qu’ils soient exempts d’inquiétude dans la conjoncture qui se dessine…
- Si nous ne les incluons pas dans la catégorie précédente, elle s’en rapproche pour l’investisseur en termes de risque : les émetteurs à la limite de la catégorie investment grade qui profitent de leur statut et de leur inclusion dans les ETF et autres portefeuilles de bonne qualité pour emprunter à bon compte, et souvent à long terme, avant une possible dégradation. Dans cette catégorie nous signalerons les émetteurs cycliques de notation BBB ou BBB-, parce que le cycle économique à venir semble assez peu favorable, a fortiori en Europe, entraînant ces BBB dans la catégorie high yield et faisant grimper les spreads de crédit et dégringoler la performance… Attention, nous ne disons pas ici que ces émetteurs feraient nécessairement défaut et peut-être seront-ils une opportunité obligataire une fois la dégradation effectuée et le rendement ayant bondi, mais nous préférons les éviter aujourd’hui car leur rendement reflète plus le passé que l’avenir – rappelons ici que les agences de notation de crédit ne sont pas vraiment prospectives comme nous l’avons souvent montré dans nos hebdos… - Parmi ces émetteurs que nous éviterons donc, nous citerons notamment les nouvelles émissions de Philips (BBB+) à 10 ans à un spread de 150bps soit un rendement de 4.05%, Icade (BBB) à 10 ans à un spread de 197bps soit un rendement de 4.38%, Heidelberg (BBB) à 5 ans à un spread de 90bps soit un rendement de 3.23%, DVI (foncière allemande BBB-) à un spread de 275bps soit un rendement de 5.1%.
Si nous prônons donc la sélectivité sur le marché obligataire, c’est encore plus vrai sur les nouvelles émissions, parce qu’elles sont généralement plus une opportunité pour l’emprunteur que pour le créancier que nous sommes, hormis dans les phases de raréfaction de la liquidité, ce qui n’est pas le cas actuellement sur le marché des obligations d’entreprises, qui continueront d’attirer les investisseurs par ses rendements encore significatifs, sa visibilité forte en particulier sur des maturités courtes à intermédiaires et son risque modéré dans le contexte économique et politique actuel très incertain voire maussade…